La valeur intemporelle de la vie privée

La valeur intemporelle de la vie privée
Crédit photo : Tobias Tullius sur Unsplash

Note : cette article est une traduction d’un essai de Bruce Schneier paru en 2006 dans Wired : The Eternal Value of Privacy


L’argument le plus fréquemment opposé aux défenseurs du respect de la vie privée - par les partisans des contrôles d’identités, des caméras, des bases de données, du data mining et de toutes les autres méthodes de surveillance de masse - est le suivant : “Si vous ne faites rien de mal, qu’avez-vous à cacher ?”

Voici quelques réponses intelligentes à cette question : “Si je ne fais rien de mal, vous n’avez aucune raison de me surveiller.”, “Parce que ce sont les gouvernements qui définissent ce qui est mal et qu’ils ne cessent de changer la définition.”, “Parce que vous pourriez faire quelque chose de mal avec mes informations.” Ce qui gêne avec de telles pirouettes - aussi justes soient-elles - c’est qu’elles présupposent que la sphère privée sert à dissimuler quelque chose de mal. Ce n’est pas le cas. Le droit à une vie privée est inhérent aux êtres humains. C’est une nécessité pour préserver sa dignité.

Deux maximes résument cette idée de la meilleure manière : “Quis custodiet ipsos custodes ?” (Mais qui gardera ces gardiens ?) et “Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument (…)”.

Le Cardinal de Richelieu avait bien compris la valeur de la surveillance quand il a dit : “Deux lignes de la main d’un homme suffisent à faire condamner le plus innocent…”. Surveillez n’importe qui suffisamment longtemps et vous trouverez une bonne raison de l’arrêter (ou de le faire chanter). La vie privée est importante parce que sans elle, quelqu’un finira par abuser de vos informations personnelles : juste pour jeter un coup d’œil, ou pour les vendre à un publicitaire ou bien encore pour espionner un adversaire politique.

Avoir une vie privée nous protège des abus de ceux qui sont au pouvoir, même lorsqu’on ne fait rien de mal.

Nous ne faisons rien de mal lorsque nous faisons l’amour ou lorsque nous allons aux toilettes. Nous ne dissimulons rien lorsque nous nous isolons pour réfléchir ou discuter. Nous avons des journaux personnels, nous chantons sous la douche et nous écrivons des lettres d’amour secrètes que nous brûlons ensuite. La vie privée est un besoin humain essentiel.

Un futur dans lequel la vie privée serait constamment menacée était quelque chose de tellement étranger aux auteurs de la constitution (NDT : américaine), qu’il ne leur est pas venu à l’esprit d’en faire un droit explicite. La vie privée était quelque chose d’inhérent à leur condition. Bien entendu, il semblait inconcevable d’être observé chez soi. L’espionnage de la vie privée des personnes était un acte totalement invraisemblable entre gentleman de cette époque. Il est admis qu’on surveillait les criminels, pas les citoyens libres. Chacun dirigeait sa demeure. C’était intrinsèque au concept de liberté.

En effet, si nous sommes observés en toutes choses, nous sommes en permanence sous la menace de la correction, du jugement, de la critique et finalement du plagiat de notre identité unique. Nous devenons des enfants, enchaînés sous un regard surveillant, vivants en permanence dans la crainte que - maintenant ou dans un futur indéterminé - nos actions se retournent contre nous à cause d’une quelconque autorité qui s’en serait saisie. Nous perdons toute individualité parce que tout ce que nous faisons est observable et enregistrable.

Combien d’entre nous se sont interrompus pendant une conversation au cours des quatre dernières années et demi en réalisant soudainement que nous risquions d’être espionnés ? Il s’agissait probablement d’une conversation téléphonique, ou bien d’un email, ou dans une messagerie instantanée, ou bien d’une conversation dans un lieu publique. Peut-être que le sujet de la conversation était le terrorisme, la politique ou l’Islam. Nous nous sommes arrêtés, momentanément effrayés que nos mots puissent être pris hors de leur contexte, puis nous avons ri de notre paranoïa et nous avons repris notre conversation. Mais notre comportement a été subtilement altéré.

C’est cette perte de liberté que nous encourrons en abandonnant notre vie privée. C’est la vie en Allemagne de l’est, la vie dans l’Irak de Saddam Hussein. Et c’est notre futur si nous autorisons toujours plus d’intrusion dans nos vies privées.

On considère trop souvent et à tort que le débat est “sécurité contre respect de la vie privée”. Le véritable choix est liberté contre contrôle. La tyrannie reste une tyrannie, qu’elle surgisse de la menace d’une attaque étrangère ou de l’observation continue par une autorité locale. La liberté demande de la sécurité sans intrusion dans nos vies privées. La surveillance policière généralisée est la définition d’un état policier. Et c’est pourquoi nous devrions défendre le respect de nos vies privées quand bien même nous n’avons rien à cacher.